Docteur Louche
Un jour du printemps 2003 – il est bon d’avoir des dates anniversaires : disons le 17 avril – le 17 avril 2003 donc, une cinquantaine de personnes recevaient par la poste un curieux document intitulé La Cagouille, sous-titré « journal de réflexion saintongeaise » et signé par un certain docteur Louche. Cela se présentait sous la forme de 3 pages A4 photocopiées recto-verso en noir et blanc et frustrement agrafées, et cela traitait de la perspective.
La thèse était constituée de cinq études de cas : cinq dessins aussi primitifs qu’hilarants (numérotés de 0 à 4, ainsi le veut la rigueur mathématique louchienne) donnant naissance à cinq propositions aussi péremptoires quoique plus déconcertantes que celles d’Euclide.
Cet exposé déroutant (on pouvait lire par exemple : « Le docteur Louche par ses perspectives – j’ai dis PERSEPECTEUTIVES ! – cherche indéniablement à nous ébouillanter dans notre sueur du fait qu’on est vachement surpris ») donnait simultanément naissance à La Cagouille et à son créateur, Le docteur Louche. Enfin, pour le docteur, il serait plus juste de parler d’épiphanie que de naissance car le bonhomme, Marcel Louche de son vrai nom, n’avait pas attendu de trouver un nom pour être créatif.
Dès le collège il tapissait les murs et les cahiers de ses condisciples de créatures fantastiques et débiles. Son Mimile le mille-patte s’étirait sur les huit cabines du lycée Cordouan. Armé d’un gros marqueur, il transforma son livre de latin de 4eme en un livre d’artiste, ajoutant aux chimères mythologiques qui l’illustraient son propre bestiaire plus fantastique encore et faisant parler les bustes de Cesar ou de Cicéron dans un langage des plus orduriers. Le Docteur Louche a toujours été fâché avec les sciences telles qu’elles sont enseignées dans le cadre normatif de l’éducation nationale. De ces pénibles heures de cours, il a gardé les codes formels de la démonstration mathématique, les formules ampoulées qu’il parodie pour amplifier l’incongruité de ses théories et de ses inventions. Cette apparence de rigueur, liée à l’absurdité des idées qu’il développe, crée une forme de poésie qui ouvre des abîmes à l’imagination.
Chez les Shadoks, il serait prix Nobel.
L’art du Docteur Louche ne repose sur aucun savoir-faire, à tel point qu’il répugne à se considérer comme un artiste. Il s’agit avant tout d’un art de l’idée : d’une capacité à penser l’impensable et à l’exprimer en quelques traits, dont le minimalisme renforce l’expressivité. Il a inventé la machine à récupérer les notes de musiques évaporées dans l’atmosphère, le paraflaque et l’animal en poudre, théorisé le passage dans la troisième dimension du teckel anglais franchissant l’angle d’une rue. On pourrait le qualifier d’artiste conceptuel si le terme n’avait pas été accaparé par quelques raseurs dans les années soixante. Ou alors il faudrait utiliser pour définir un artiste conceptuel cette phrase de Rodolphe Töpffer (qui lui aussi ne se considérait ni comme un dessinateur ni comme un écrivain, ce qui ne l’a pas empêché d’inventer la Bande dessinée) écrite, avec quelques cent-cinquante ans d’avance, sur mesure pour le Docteur louche : « En fait de croquis courants destinés à mettre en lumière une idée vive et nette, le sentiment qui trouve est plus heureux que le savoir qui imite, la brusquerie qui fait violence aux formes tout enjambant les détails sert mieux la verve que l’habileté circonspecte qui courtise les formes et se perd dans les détails,(…). Une ânerie audacieuse qui saute un peu brusquement sur l’idée qu’elle a en vue, au risque d’omettre quelques traits ou de briser quelques formes, [a] le plus souvent mieux atteint le but qu’un talent plus exercé mais plus timide, qui s’y dirige lentement au travers des méandres d’une exécution élégante et d’une imitation fidèle. »